dimanche 5 avril 2020

Le centre du monde



« Y a-t-il des affinités culturelles entre vous et certains autres nouveaux cinéastes portugais?
Je ne fais partie d'aucun groupe et je n'ai aucune sorte d'affinités culturelle avec mes collègues. Je me sens, donc, en marge de ce qu'on appelle le « nouveau cinéma portugais » et cela n'a rien à voir avec le fait qu'il y ait trois ou quatre types intéressants qui peuvent même faire des films intéressants, et avec lesquels il est agréable de prendre un café et d'échanger des impressions.
Il convient néanmoins que soit bien claire la chose suivante : je suis un type férocement individualiste qui se prend lui-même pour le centre du monde et qui est profondément convaincu que cette histoire de cinéma, ou quoi que se soit d'autre, se traverse tout seul. That's all. »

João César Monteiro, dans la revue O Tempo e o Modo, n°69-70, mars-avril 1969, repris dans Morituri Te Salutant, éditions & etc, 1974

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« Chacun de nous ne serait-il pas le monde entier, le centre de l'univers? »
Donatien Alphonse François de Sade, La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux



mercredi 9 octobre 2019

Le grand souffle lyrique de Sade exige une topologie du gaudium


« Au théâtre, la vie suffit. Je suis en train de vous parler d'une autre histoire, d'une vision du monde de longue portée. Appelons-le cinéma, celui qui marque la fin de toute représentation : mon cinéma.
Dans celui-ci, l'espace est une métaphore de l'atelier du temps. La supercherie scénographique n'a aucune raison d'être, c'est une excroissance. Mieux encore : Le principe moteur est un ordre purement scénophone; jamais scénographique. Lieu d'accueil polyphonique, la construction du boudoir ne doit obéir qu'à une architecture musicale; jamais picturale. C'est à partir de là, et là seulement, qu'il est possible de réunir les pièces indispensables, les ordonner, en faire une séquence pour le coup logique et rigoureusement géométrique. Le grand souffle lyrique de Sade exige une topologie du gaudium, pour utiliser une expression d'Agambem, et jamais un taudis infesté par la puanteur pestilentielle de la maladie mentale.
Ne pas comprendre que la scission du lieu d’avec la réalité extérieure ne provient non pas de la schizophrénie mais du désir d’archiver dans un dépôt sacré l’intégralité du verbe perpétuellement répété, perpétuellement renouvelé, c’est ne rien comprendre du tout : un truc vague, un truc vide. La fameuse répétition sadienne n’est pas une simple figure rhétorique, mais le cœur de sa propre pensée. »

João César Monteiro, Lettre d'une inconnue, Sade à la grâce de Dieu (II), Une Semaine dans une autre ville, Journal parisien & autres textes, éditions La Barque, Paris, 2012.



mardi 8 octobre 2019

Polymorphe, la pensée de Sade s’abreuve aux sources les plus variées

«  Polymorphe, la pensée de Sade s’abreuve aux sources les plus variées, exécute des pirouettes sur toutes les branches, efface et occulte avec la perfection d’un criminel : humour et subversion sont les uniques traces laissées sur la piste de ce moto perpetuo. Platon, virgile, Plutarque, Sénèque, Plaute, les troubadours, Saint augustin, Pétrarque, machiavel, de vinci, Pascal, montaigne, mme de La Fayette, mme de Staël, marivaux, voltaire, rousseau, Fielding, richardson, Buffon, Cook, les codes pénaux... la liste est interminable, pour ne pas mentionner les quelques af nités avec l’Aufklärung germanique (Kant) ou les intempestives relations maçonniques – frère dévoyé, minable et, pire que cela, frère irréductible à une quelconque fraternité. Il ne me semble pas superflu de faire allusion à une Poièsis sadienne, étant donné qu’en grec ce terme ne recouvre pas seulement la « poésie » comme latu sensu, la «création». L’affirmation d’Hegel, selon laquelle la philosophie commence là où la poésie s’arrête, est symptomatique d’une crise de la pensée, mais ne s’applique pas à Sade. En ce sens, il est le poète de la souveraineté du moi. L’unique pacte qu’il reconnaisse est celui passé avec lui-même, l’unique affirmation exacte et sans équivoque qu’il émet ne respecte que l’individu lui-même : chose décidée, chose faite. Exactement comme ça, ni plus ni moins. Dans sa clarté méridienne, l’intention paraît simple et même sensée. Mais elle ne l’est pas. Entre dire et faire surgit un contretemps intolérable : celui qui défait... »

João César Monteiro, Rapport confidentiel, Sade à la grâce de Dieu (II), Une Semaine dans une autre ville, Journal parisien & autres textes, éditions La Barque, Paris, 2012.

lundi 21 septembre 2015

Vitor Silva Tavares (1937-2015), l'éditeur radical



Il n'était pas seulement l'âme des éditions & etc, qu'il avait fondé en 1974, il était aussi un extraordinaire écrivain. Et le "désintéressement fait homme", dixit son ami Luiz Pacheco. Il était le plus redoutable et le plus respecté des éditeurs portugais parce qu'il était le seul à faire des livres qu'il éditait, et de façon radicale, un acte de résistance et de poésie. Jamais il n'a publié un livre avec l'idée de gagner de l'argent. Non plus avec l'espoir de ne pas en perdre. C'était plutôt là l'idée : rien à espérer de ce côté-là. C'était là biologiquement sa philosophie. Vitor Silva Tavares est mort ce lundi 21 septembre 2015 à Lisbonne des suites d'une infection cardiaque. Il avait 78 ans.

C'est sous l'égide des éditions Ulisseia, dont il fut un temps le directeur dans les années 1960, qu'il publia Mário Cesariny, Herberto Hélder, Alexandre O'Neill, Luiz Pacheco, Frantz Fanon. En 1967, il fonde & Etc, un supplément "culturel" du Jornal do Fundão, qui devient en 1973 une revue à part entière. En 1974, c'est la naissance cette fois-ci des éditions & Etc, qui lui permettront de publier son ami João César Monteiro, (à la mort du réalisateur, Tavares initiera l'édition de ses Oeuvres écrites complètes et c'est sous sa direction que le premier volume a vu le jour en 2014). Une maison d'édition marginale qui publiera des auteurs portugais tels que Alberto Pimenta, Álvaro Lapa, Herberto Hélder, Adília Lopes, Manuel de Freitas et des auteurs étrangers comme Paul Lafargue, Henri Michaux, Antonin Artaud, Rainer Maria Rilke, Robert Walser, Sade, Léon Trotski ou Roger Vailland.

Joana Emídio Marques s'interroge dans un article paru dans l'Observador du 22 septembre 2015 (traduction) : " (...) Comment écrire en évitant d'en faire trop, sans exagérations ou sans faux romantisme, sur un homme qui haïssait la foire des vanités qu'est devenu ce monde ? Alberto Pimenta, poète et ami, donne ce conseil : “ Parlons de l'excellent cuisinier qu'il est... je n'arrive pas à parler de lui au passé. Les meilleures choses que j'ai mangées dans la vie ont été cuisinées par lui. C'était un artiste quand il se mettait à cuisiner tout comme c'était un artiste quand il faisait des livres, voilà pourquoi il nous a laissé cette œuvre monumentale. Non, ce n'était pas un éditeur. C'était un bâtisseur, le bâtisseur d'un grand monument fait de pensées transformées en actions. Et sa grande action dans le monde a été de faire des livres. ”
Mais, au final, qui était cet homme, parfaitement inconnu de la majorité des portugais et qui, après sa mort, a atterri dans tous les journaux ? Tout simplement le meilleur éditeur de livres du monde. Du monde ? Alberto Pimenta confirme : du monde. (...) "

 Vitor Silva Tavares et Alberto Pimenta

Tavares lui-même me raconta, les yeux rieurs, gourmand, lui l'intarissable raconteur, comment dans les années soixante la police politique portugaise (la fameuse PIDE) le surveillait lorsqu'il était journaliste en Angola. Puis à son retour au Portugal, comment ils l'avaient à l'oeil, et comment ils le lui faisaient comprendre, lors de ses allées et venues entre la France et le Portugal. Les livres qu'il dégotait à Paris, dans la librairie d'Éric Losfeld (déjà son modèle pour la passion d'éditer... ou d'être endetté comme une mule...) qui lui en offrait à chaque fois quasiment la moitié. Ceux qu'il passait sous le manteau, les livres interdits, les problèmes avec la censure, une partie du stock d'une édition non saisie pour avoir été bien planqué à la campagne... Les folles histoires avec son grand ami João César Monteiro, le projet du réalisateur de faire un film "avec" Rimbaud : Monteiro, à Paris, et Tavares à Lisbonne l'encourageant au téléphone de poursuivre comme prévu jusqu'en Éthiopie pour la préparation du projet; mais Monteiro était revenu directement de Paris, dépité, bredouille. Sa rencontre avec l'artiste Almada Negreiro. Et puis toutes les truculentes anecdotes sur Luiz Pacheco, dont la façon de vivre et le personnage avaient mordu à vif tout le petit milieu littéraire de son époque...
Avec Vitor Silva Tavares c'est toute une génération d'écrivains et d'hommes de culture de la seconde moitié du XX s., libres, réfractaires à la marchandisation de la vie, au spectacle, aux modes, qui disparaît, lui qui fut leur ami et leur compagnon d'aventures et leur éditeur.



Empagement au plomb de la couverture de la plaquette intitulée Para já Para já de Vitor Silva Tavares, réédition par "Dois Dias Edições" en 2012, quarante ans après l'édition originale de 1972.

Vitor Silva Tavares en train de raconter une blague à Margarida Gil
(Va et Vient, de João César Monteiro, 2003)

 Visite guidée par Vítor Silva Tavares à l'imprimerie où sont (étaient?) fabriqués les livres des éditions "&etc" (extrait du documentaire de Claudia Clemente)

dimanche 5 juillet 2015

Le poids exact des choses

« Si douloureux sont la réflexion et le poids exact des choses. »
(Dói tanto a reflexão e o peso exacto das coisas)
João César Monteiro, Corpo submerso, 1959

La Comédie de Dieu

Jean de Dieu, maître glacier et responsable du « Paradis de la Glace » : « Ce n'est pas vous qui m'expulsez, c'est moi qui vous condamne à rester »